Comme observatrice et intervenante dans le cadre des relations sociales dans les entreprises, je constate quotidiennement que l'entretien annuel est trop souvent dévoyé, que les enjeux sont divergents, qu’il se fait au détriment du salarié et génère les conditions d’un « travail malsain ».
Les techniciens, ingénieurs, agents de maîtrise et cadres, que nous représentons décrivent trop souvent des règles pipées et de propos menaçants. Nous avons régulièrement des salariés qui à la suite de ces entretiens d'évaluation sont en arrêt de travail, voire sont conduits très régulièrement aux urgences des hôpitaux avec des I.T.T. pouvant aller jusqu’à 21 jours !
L’entretien annuel d'évaluation est devenu le moment d’un règlement de compte devant des hiérarchies qui ne savent plus s’engager, assumer leurs responsabilités, ni soutenir leurs équipes.
« Dans bien des cas, l’entretien est le moment d’un règlement de compte. Le manager ne fait que du pilotage abstrait au quotidien, il ne s’intéresse ni à ses collaborateurs ni au travail de l’équipe ».
Le salarié, qui attend son entretien d'évaluation depuis souvent un an surinvestit ce moment, le prépare assiduement, et le dialogue ne se fait pas, personne ne se comprenant.
Une autre problématique porte sur le fonctionnement de beaucoup de managers. Eux-mêmes dans l’incertitude, ils vont s’attacher avant tout à sauver leur poste d’une année sur l’autre. Ils prennent les objectifs assignés sans réserve, mais ne s’engagent en rien devant leurs équipes, lors des entretiens annuels ne font ni plans de soutien ni de formation.
Le manager gestionnaire considère trop que ses collaborateurs sont des numéros de matricule associés à X % de marge opérationnelle. Il s’agit de satisfaire l’actionnaire voire le client. L’ingénieur, le jeune cadre hyper diplômé à qui l’on demande au quotidien d’être créatif, ingénieux, n’a pas à s’exprimer….
« Le salarié sort de ces entretiens frustré du manque de considération de son travail qu’il fait dans 80% des cas avec cœur, déçu de voir que bien qu’il lui ait été dit que son travail était excellent on lui a refusé une augmentation symbolique de quelques euros ».
Il en ressort moins motivé qu’il n’est entré alors que ce devrait être le contraire, il devrait avoir conforté sa sécurité et ses projets pour une année ! Cela semble rentrer dans les mœurs, ne choquer personne, alors que tout cela a un coût financier, a fortiori lorsque la situation dégénère, et que cela se sait !
L’entretien annuel, première étape d’un licenciement
Cela dérape aussi quand l’employeur tente de détourner les objectifs et documents initiaux de l’entretien annuel pour formaliser de supposées insuffisances, soit pour justifier que la rémunération mobile du salarié va lui être « sucrée » voire instiller l’idée de fautes, pour évincer prochainement un salarié qui ne comprend pas encore ce qui lui arrive.
Cela dérape également quand par exemple les attentes ne sont non seulement pas partagées, mais que l’employeur va tenter de détourner les objectifs et documents initiaux de l’entretien annuel parce qu’il s’en sert pour préparer une prochaine éviction du salarié ou pour lui supprimer tout ou partie de sa rémunération variable.
En matière d’entretiens annuels, les dérives sont telles qu’ils peuvent aboutir à des entretiens de pré-licenciement. Celui où le manager profite de la formalisation de cet entretien pour faire pression sur le salarié, le mettre en difficulté, le pousser à bout… Les conseils des prud’hommes et la jurisprudence ont statué sur des conséquences possibles et les effets délétères du harcèlement en de telles circonstances.
J’ai constaté que cela pouvait être plus fréquent quand le manager n’avait objectivement aucun grief vis-à-vis de son collaborateur, que dans l’entreprise peu de choses sont formalisées. L’entretien y est alors utilisé comme un entretien préalable à une rupture et le compte rendu devient à charge pour le salarié qui refuse bien sûr de le signer. Les critères d’évaluation des objectifs sont changés, on ne parle plus des mêmes critères qu’avant ni d’avenir ou de plans de soutien mais uniquement de griefs. La brutalité des propos est de plus en plus souvent telle, que l’entretien annuel génère des contentieux juridiques.
J’ai même vu un entretien annuel qui déjà était programmé en avance, auquel le N+1 avait convié un autre collaborateur, collatéral du cadre concerné, en expliquant que « c’était parce qu’ils devaient travailler ensemble ». Ces managers ne se rendent pas compte des conséquences humaines et judiciaires, des risques qu'ils prennent vis à vis de leur employeur dans l'embarras et des sanctions auxquelles ils s’exposent comme leur entreprise au titre de la faute inexcusable de l’employeur.
La CFE-CGC suit de très près le stress au travail qui touche en tout premier des salariés très impliqués au travail, parmi eux on trouve les techniciens, ingénieurs et encadrants que nous suivons depuis l’an 2000 dans le cadre de l’observatoire annuel du stress mis en place par le Docteur Bernard Salengro, jusque récemment, Secrétaire national à la santé à la CFE-CGC.
« On a observé qu’il y a apparition ou augmentation des troubles du sommeil et de l’alimentation dans les périodes qui précèdent et suivent l’entretien ».
Le stress au travail représente 3 points de PIB. Ces 3 points sont une valeur minimale mise en exergue par le B.I.T. (Bureau International du Travail) lors de l’étude parue en 1993 sur le stress au travail dans les pays anglo-saxon et du nord de l’Europe qui laisse apparaître que le coût du stress au travail représente ce chiffre de 3%. Aussi le chiffre pour la France ne peut être inférieur à 60 milliard d’euros. Il est sans doute bien supérieur, quand on voit les chiffres de 8 à 10% avancés par la Grande-Bretagne en incluant les arrêts maladie et les décès au travail, mais aussi les pertes de productivité, les décès prématurés. Pour les Etats Unis, le montant annuel serait autour de 200 milliard.
Si l’on compare aux chiffres de la branche AT-MP de l’assurance maladie, on est certain que cette première livraison de chiffres sur le sujet qui situerait le coût du stress autour de 3 milliard d’€ est très en deçà de la réalité et ceci est due à la manière dont sont collectées les données. Lorsque l’on fait l’analyse des conditions de travail et des risques, on peut que constater que :
« les salariés concernés par le stress citent dans plus d’un cas sur deux l’entretien d’évaluation comme source de stress et générateur de l’installation des relations conflictuelles, ou déclencheur de la maladie ou de la rupture ».
Difficile de généraliser, mais on peut dire que la situation de la France par rapport au stress n’est pas meilleure qu’en Allemagne ; on peut tout à fait comprendre que 50% des situations de stress seraient liés aux entretiens d’évaluation, ce qui peut représenter au moins 1,5% du PIB. Les chiffres sont impressionnants et l’on est certain qu’ils sont encore sous-évalués...